Shut Hell tome 1 et 2 : un combat pour protéger le savoir
Si vous me suivez depuis quelque temps, vous savez sûrement que j’adore les récits historiques. Il est toujours fascinant de voir comment un artiste arrive à retranscrire à travers son trait ce qui a bien pu se passer il y a de ça bien des années. Cela peut être instructif, romancé ou bien totalement barré, mais à chaque fois il y a cette faculté à nous transposer dans le passé. Si je parle de ça, c’est parce que le titre dont je vais parler aujourd’hui emprunte aussi cette voie tout en y ajoutant sa petite touche personnelle. Il s’agit de Shut Hell qui fait son entrée dans le catalogue de Panini avec ses deux premiers volumes. Dès son annonce, j’étais très curieux de voir ce que pourrait donner cette licence qui nous plonge en plein cœur de la grande invasion Mongole. Mais je ne m’attendais pas à ce que cette aventure puisse prendre une forme aussi atypique ainsi que se concentrer sur un combat particulièrement important et prenant. Suite à la lecture de ces deux tomes, j’ai été touché par tout ce que la mangaka souhaitait transmettre par le biais de son récit. L’heure est donc venue d’accompagner un petit groupe dans leur lutte pour garder une trace de ceux qui sont tombés.
Retour dans le passé
Shut Hell, imaginé par Yu Ito, nous emmène à la rencontre de Sudô, un étudiant qui préfère rester chez lui plutôt que d’aller en cours. Faisant partie d’une longue famille spécialisée dans la fabrication d’instruments, ce garçon tente de suivre cette voie même s’il se considère bien loin d’avoir le talent nécessaire. C’est en étant embarqué par certains de ses amis à une petite soirée qu’il va faire la connaissance de Suzuki. Cette jeune femme, venant tout juste d’intégrer son école, va, par un concours de circonstances, devoir passer la nuit chez Sudô. Là-bas, son regard se pose sur l’un des instruments fabriqué par ce dernier et elle décide d’en jouer alors qu’il n’est même pas fini. Mais en l’écoutant, l’adolescent a l’impression d’entendre une mélodie qui lui rappelle certains souvenirs. Il va alors perdre connaissance et se réveiller dans une situation particulièrement urgente et dramatique. En effet, sans comprendre pourquoi, le voilà prenant les traits d’une jeune femme pendue. Se débattant pour ne pas suffoquer, il va finalement être sauvé par l’intervention d’un jeune garçon. Poursuivi par des gardes, Sudô va instinctivement faire preuve d’une agilité hors du commun et éliminer tous ces ennemis. Ne comprenant rien à ce qui se passe, il découvre qu’il s’appelle ici Shut Hell de la bouche de son sauveur répondant au nom de Yurul. L’amenant en sécurité, ce dernier va alors lui raconter le passé commun qu’il a avec celle qui est considérée comme un esprit vengeur par les soldats mongols.
Il fut propulsé au XIIIe siècle où les soldats tangoutes se retrouvent totalement submergés par le raz-de-marée mongol. C’est dans ce contexte qu’une jeune femme a connu l’enfer en voyant tous ses frères d’armes périr de la main de ces envahisseurs. Seule survivante d’un effroyable massacre, celle à qui l’on donnera le nom de Shut Hell se lance dans une terrible vendetta à l’égard de ceux qui ont détruit toute sa vie. Pour les mongols, elle est un esprit vengeur qui n’a plus rien d’humain et qui combat telle une bête sauvage. Son nom résonne dans les divers camps et avant-postes pour insuffler la peur et la colère de ceux qui ont osé fouler cette terre. De son côté, Yurul faisait partie de ces agresseurs et plus particulièrement d’un clan tombé en disgrâce et cherchant à redorer leur blason auprès du grand Khan. Loin d’être un adepte de la guerre et peu doué pour tout ce qui est physique, il est pourtant choyé par les siens et notamment son père. Mais ce dernier semble avoir une idée bien précise du rôle qu’il veut donner à son enfant tandis que son aîné s’occupe de faire des ravages sur le champ de bataille. Ne pouvant tolérer de voir toute une civilisation s’éteindre à cause de l’ambition de son peuple, Yurul décide alors de partir afin de défendre ce qui est juste. Emmenant avec lui d’étranges tablettes de jade, il entame un long périple qui le conduit auprès de celle qui a juré d’éradiquer les siens. Voici le récit de leur épopée commune afin de défendre ce qui leur semble juste.
Cette série peut paraître déroutante quand on s’attarde sur le synopsis notamment par rapport à ce parallèle entre passé et présent. Pourtant, Shut Hell va rapidement se démarquer une fois que l’on plonge dans cette virée historique où la guerre fait rage. Si les batailles font rage et l’armée mongol semble imposante, notre regard va surtout se tourner vers une lutte bien spécifique. Un combat pour la préservation d’un patrimoine dont la sauvegarde se trouve entre les mains d’un jeune garçon. Une volonté inébranlable qui va nous toucher et amener cette guerrière à rejoindre son combat.
Une thématique forte
Ce qui m’a avant tout marqué quand je me suis penché sur Shut Hell est la portée du message qui va être traitée tout au long de cette lecture. S’il est vrai que le combat que mène notre jeune femme pour venger les siens captive notre regard, ce qui nous touche en plein coeur est bien le combat mené par Yurul. En voulant protéger ces mystérieuses tablettes regroupant les caractères de l’écriture Tangoute, il veut montrer au lecteur l’importance du savoir. Alors que la guerre fait rage et que de nombreuses vies sont perdues, on veut nous prévenir ici que cette culture ne va pas uniquement disparaître par la perte de ses habitants. Les Mongols mènent aussi une guerre contre tout ce qui appartient de près ou de loin à leur ennemi. Leur objectif n’est pas uniquement d’asservir, mais d’effacer toute trace de cette nation et cela passe par la destruction totale de tout ce qui concerne leur savoir, leurs ouvrages, et même leur langue. Il est très rare de voir un manga se pencher autant sur l’importance de la connaissance autant pour l’enrichissement personnel que pour la pérennité d’un peuple. C’est ce qui est fantastique avec cette série, car il s’agit de l’un de ses principaux objectifs que d’axer son récit autour de la protection de cet héritage. Yurul et ses quelques comparses se retrouvent avec un objet d’une valeur inestimable entre les mains et savent pertinemment que cela vaut le coup de se battre pour ça.
Car si ces caractères survivent, la civilisation tangoute ne pourra jamais disparaître totalement et pourra possiblement renaître ailleurs et dans un temps plus ou moins lointain. Cela nous fait justement réfléchir sur le fait que les connaissances, contrairement aux hommes, peuvent subsister à travers le temps. Ils sont une manière pour ces gens d’atteindre une forme d’immortalité en perdurant à travers ces écrits qui portent tous ce qu’ils ont pu vivre, réaliser et construire. Quand on prend conscience de l’importance de cette tâche qu’endosse Yurul, on ne peut s’empêcher de l’admirer et surtout de croire en lui pour réussir son périple. Même en rencontrant Shut Hell, il ne va pas se détourner de sa route et va jusqu’à l’embarquer avec elle pour lui faire comprendre la portée d’un tel acte. De plus, cela colle aussi très bien à la dimension historique du récit, car c’est grâce à tous ces témoignages du passé que l’on peut avoir une idée de comment pouvaient vivre ces gens ainsi que tout ce qu’ils ont connu. Sans oublier que cela fait finalement aussi écho au combat que mène Shut Hell tout au long de cette première partie. Si elle est autant en colère, c’est parce qu’elle veut venger la mémoire des siens. Une façon à elle de préserver leur mémoire au plus profond d’elle sans même se rendre compte que cette manière de vivre ne fait que la ligoter à un passé tristement perdu. Ce qui compte avant tout, c’est qu’elle n’oublie jamais ceux qui ont été autrefois ses amis et qu’elle lutte pour un objectif bien plus grand qu’une envie de satisfaire sa soif de sang et de représailles.
Si cette approche intéressante de la préservation d’un patrimoine fait partie intégrante des forces de Shut Hell, l’autre atout du manga vient du décor dans lequel se joue cette aventure. On sent que la mangaka a fait énormément de recherches afin de coller au mieux à cette époque violente. On ne va pas être uniquement plongé dans les affres de ce conflit, on va aussi en apprendre bien plus sur les différentes forces qui s’affrontent. Une véritable et prometteuse fresque historique qui veut autant nous divertir par son action frénétique qu’enrichir notre esprit par tous ces événements.
Une fresque historique envoûtante
Bien évidemment, il est impossible d’évoquer Shut Hell sans parler de l’aspect historique du titre. Là-dessus, le titre se montre particulièrement intéressant sur le plan informatif. Que ce soit par rapport à certains aspects de la culture Mongol ou Tangoute, la mangaka s’amuse à nous présenter tout un tas d’éléments propres à ces deux forces. Etant donné que le récit s’axe énormément sur cette notion de savoir, il est normal de prendre le temps de mieux cerner chaque peuple, qu’il s’agisse des défenseurs ou bien des attaquants. Mais s’il y a une partie qui va aussi prendre beaucoup de place dans notre aventure, c’est bel et bien la partie militaire. Il n’est pas uniquement question ici de voir notre protagoniste se déchaîner et faire un carnage dans les rangs adverses. Il y a aussi toute une partie dédiée à l’invasion Mongole et à tout ce qu’elle met en place pour mettre un terme à l’existence de leurs ennemis. Cela peut autant passer sur le plan de la tactique militaire que dans l’organisation des ressources récupérées au combat ou bien la mise en place de relais permettant de surveiller les divers voyageurs et passants qui voudraient continuer leur chemin. Tout ça joue beaucoup dans l’immersion du lecteur afin qu’il ait l’impression d’être réellement propulsé dans cette époque. Ce qui est bien, c’est que l’on est autant happé par les phases d’action de cette histoire que par les moments d’accalmie qui vont aussi être représentatifs du chaos ambiant.
Chacun cherche à survivre à sa manière, et même un simple civil peut agir d’une triste façon quand il est poussé dans ses derniers retranchements. Dans un sens, le récit va aussi avoir un très bon représentant de cette époque troublée en la personne de Shut Hell. Quand on fait sa connaissance, elle n’est qu’une guerrière assez maladroite qui peut compter sur la complicité et la fraternité de ses camarades. Ce n’est qu’en assistant au tragique spectacle de ses amis tués et exhibés aux yeux de tous qu’elle va entamer sa transformation. On assiste pleinement à ce changement en elle qui va passer par de très nombreuses étapes. Une demoiselle qui pouvait sembler presque innocente en premier lieu et qui va finir par faire face à la violence de ce conflit et ce qu’il implique. Elle s’effondre et devient une victime elle aussi de cette sanglante invasion sans même être tombée sous les coups de ses ennemis. Dès lors, on peut dire que celle qu’elle était autrefois a disparu. Elle renaît non pas en tant qu’humaine, mais comme une bête revêtant une enveloppe humaine. Elle se jette alors à corps perdu dans cette vendetta qui est l’unique chose qui lui permet encore de s’accrocher à la vie. Elle devient alors le bourreau implacable des Mongols qui semblent ne rien pouvoir faire face à cet esprit dédié à la vengeance. Shut Hell est pourtant la même, c’est cette guerre qui l’a métamorphosé pour qu’elle soit le symbole de cette bestialité qui pousse ces gens à s’entretuer et qui ne peut se calmer que dans un véritable bain de sang.
Il n’y a pas à dire, Shut Hell fait forte impression avec ses deux premiers volumes. Une série qui affiche énormément de qualités en peu de temps et qui va surtout refléter le savoir-faire de la mangaka pour écrire une virée dans le temps à la fois déroutante et captivante. On se laisse facilement convaincre par tout ce que l’on observe tandis que l’on suit le destin de ce petit groupe. Une épopée qui ne fait que commencer et qui pourtant a déjà su nous faire vivre beaucoup de moments forts. Avec ses personnages aux diverses motivations et au développement réussi, ce titre est bien parti pour nous offrir un voyage dépaysant.
Shut Hell débute sa quête
En conclusion, Shut Hell propose un début plus que prometteur pour la suite de cette épopée. Si l’on peut être déboussolé au départ par cette transposition du présent au passé par le biais du personnage de Sudô, on remet rapidement tout dans l’ordre pour bien cerner les véritables enjeux de l’œuvre. De plus, la mangaka va nous montrer toute l’étendue de son talent en matière de dessin en proposant des scènes absolument grandioses. Parfois d’une grande poésie et souvent faisant étalage de la brutalité de cette époque, elle nous fait pleinement vivre ce conflit et tout ce qui gravite autour. De plus, il y a aussi beaucoup de choses à dire sur les divers personnages du récit qui arrivent tous à sortir du lot. Des individus qui prennent tous un chemin différent et qui pourtant sont étroitement liés les uns aux autres. Une fresque historique qui n’a donc rien à envier aux autres titres du genre et qui a su aussi poser des bases intéressantes pour la suite de cette épopée. Les rebondissements sont déjà bien présents et l’on est subjugué par cette expression de rage et aussi d’élégance qui se dégagent de cette demoiselle qui erre dans un seul but. Sans oublier l’importance du message véhiculé par le biais du combat que mène Yurul et l’on fait face à une oeuvre qui a de nombreuses facettes captivantes. Cela ne fait que nous donner encore plus envie de voir ce qui attend nos protagonistes au cours de cette ère où règne la mort et le sang.
Shut Hell se présente donc comme une aventure très prometteuse dont ces deux premiers volumes seront parvenus à créer des fondations solides. L’œuvre la plus longue de Yu Ito montre rapidement ses ambitions et nous transporte totalement dans ce voyage dans le temps. Une épopée qui se dessine tout juste et qui a déjà tout d’une fresque ensorcelante où les thèmes du savoir, de la vengeance et de la guerre se mélangent pour donner une peinture dont on ne peut détacher le regard. Il faudra maintenant voir comment va se passer cette réunion du passé et du présent, mais ce qui est sûr, c’est que l’on n’a pas fini d’avoir notre dose d’action au contact de ce jeune garçon et de cette combattante. Deux êtres que tout oppose et qui pourtant vont avancer dans la même direction pour un futur qui leur est incertain. Une série qui plaira aux amoureux de récits historiques ou bien à ceux qui désirent un manga aussi pertinent dans son action que dans le décor qu’il installe. Bien évidemment, il y a nos traditionnelles questions qui nous viennent en tête suite à cette lecture. Est-ce que Yurul parviendra réellement à sauver cet héritage tangoute ? Shut Hell finira-t-elle par se consumer à cause de sa haine ? Que donnera le possible face-à-face entre elle et le grand frère de Yurul ? Quels défis attendent ce duo dans la suite de leur périple pour préserver ce morceau de connaissance ? J’ai très hâte de me pencher sur la suite de cette nouvelle licence.
N’hésitez pas à partager dans les commentaires votre propre avis ainsi que votre ressenti concernant ces deux premiers volumes de Shut Hell. Trouvez-vous que l’on a le droit à un récit aussi mystérieux que captivant ? Avez-vous été impliqué dans l’objectif de nos protagonistes ? Avez-vous été emporté par l’action frénétique de cette épopée historique et la quête de vengeance de cette femme ? Est-ce que vous avez apprécié le trait de la mangaka et ce qu’elle arrive à retranscrire à chaque scène par le biais de ses dessins ? Etes-vous intrigué par la suite du récit ? Qu’attendez-vous pour les prochains volumes ? On reste à votre disposition pour échanger, discuter et débattre autour de ce sujet.
© 2008 Ito Yu, Shogakukan