Shigurui tome 1 et 2 : un ballet sanglant
On ne le dira jamais assez, mais on apprécie de voir le retour de grandes séries à travers des rééditions de qualité. C’est autant une manière de raviver d’anciens souvenirs que de permettre à une licence de revenir sur le devant de la scène. Une chance unique pour ceux n’ayant jamais eu l’occasion de découvrir de tels récits et dont on peut voir si la magie opère toujours après tant d’années. Après avoir eu de nombreux reports, on a enfin pu il y a quelques jours mettre la main sur les deux premiers tomes de Shigurui. Ce titre, qui avait déjà su nous capter lors de sa première sortie, revient en force au sein du catalogue de Meian. Ce grand format permet de sublimer le contenu de cette saga qui nous frappe dès les premières pages. Le fait de retrouver le style si particulier de l’auteur est un véritable bonheur. Cependant, qu’en est-il du récit ? On a très envie de se poser cette question afin de savoir si celui-ci a toujours autant d’impact ou si le résultat est moins probant. Après avoir longuement plongé dans ces pages, on peut clairement dire qu’il y a toujours autant d’atouts dans ce conte. L’heure est donc venue de prendre place dans l’assistance afin de contempler un tournoi privilégiant le sang à l’honneur.
Un tournoi douteux
Shigurui, imaginé par Norio Nanjo et dessiné par Takayuki Yamaguchi, nous plonge en l’an 6 de l’ère Kan’ei. La période d’Edo vient tout juste de débuter et quelque chose de terrible est sur le point d’avoir lieu au château de Suruga. Alors que la paix règne et que les gens vaquent à leur quotidien, un seigneur va décider de chambouler un tant soit peu cette tranquillité. Se nommant Tadanaga Tokugawa, le souverain du château de Sunpu avait toujours démontré une curiosité malsaine pour tout ce qui touche à l’art du sabre. A ses yeux, rien n’était plus beau que de voir des gens s’entretuer et le sang gicler sur le sol. C’est pour ça qu’il décida d’organiser un tournoi qui allait à l’encontre de toutes les règles actuelles. Alors que les combats au sabre pouvaient avoir lieu dans le pays, il s’agissait avant tout de rixes organisées et non-létales. Cependant, cela n’était pas suffisant pour ce noble qui voulait assister à un spectacle aussi unique que macabre. Chaque participant serait ainsi équipé d’un véritable katana et la victoire ne se déciderait que par la disparition d’un des combattants. Rare sont les membres de son entourage a essayer de l’en dissuader et tous finirent pas accepter cet événement qui allait à l’encontre de toutes les règles d’honneur et de bienséance de ce nouveau régime. Un ballet mortel allait avoir lieu où des gens s’entretueraient pour le bon plaisir d’un seul individu. Mais le silence ne pouvait être que l’unique réponse à donner devant le regard terrifiant de ce haut dignitaire qui semblait être un enfant ayant découvert un nouveau jouet.
Le jour tant attendu arriva finalement et tous les candidats étaient parés à entrer sur scène. Comme si assister à cette boucherie ne suffisait pas, cela entacherait à tout jamais la cour de ce domaine sacré. Malgré cela, il était inenvisageable que le système de classes soit bousculé pour pouvoir arrêter cette mascarade. Les forts régnaient tandis que les servants se devaient d’obéir sans broncher. Même pour les guerriers qui allaient se donner en spectacle, ceci n’était qu’un devoir à leurs yeux. La compétition était donc maintenant prête à débuter, mais personne dans l’assistance ne se doutait du premier duel qui allait avoir lieu. Condamnés à combattre par une terrifiante fatalité, deux épéistes marqués à jamais par la vie se présentent l’un à l’autre. A travers le choc de leur katana allait résonner un art mortel et exprimer un passé commun jonché de cadavres, de larmes et de déceptions. A cet instant, tout le monde ignorait que cet affrontement était loin d’être le commencement pour ces deux hommes. Voilà un conflit qui avait débuté il y a bien des années auparavant et qui allait enfin pouvoir se conclure ici même. Peu importe les blessures de la vie ou le handicap que l’on a, rien ne saurait empêcher un épéiste d’exprimer toute la beauté de son savoir-faire. Ainsi s’apprête à débuter le plus cruel et brutal des récits historiques. Un événement qui entachera à tout jamais l’honneur d’un homme qui aura trouvé toute sa satisfaction dans la souffrance d’autrui.
Shigurui va très rapidement nous démontrer sa première grande qualité. Celle-ci n’est autre que tout ce qui englobe nos maîtres épéistes. Prenant tout le temps nécessaire pour nous plonger dans cette ambiance unique où le sabre peut être dégainé à tout instant, on est alors complètement envoûté par ce qui se passe. On a beau savoir qu’il n’y a que le sang, la souffrance et la mort qui attendent au bout de cette lame, il est impossible de détacher le regard de ces hommes ayant choisi cet art. Sans même s’attarder par la moindre parole, il suffit d’un regard, d’une posture ou d’un geste pour que l’histoire puisse prendre ici tout son sens.
La beauté au service du combat
La première chose qui nous frappe lorsque l’on s’attarde sur Shigurui est bien entendu son esthétisme qui vient briser l’aspect sanglant du titre. En effet, le manga a beau être d’une cruauté sans nom, le trait si spécifique du dessinateur arrive à imprégner certaines scènes d’une beauté étonnante. En vérité, ces deux volumes correspondent totalement à cette image que ce dernier peut se faire de cette poésie qui peut exister dans la maîtrise d’un art. En s’attardant en détail sur le contenu de ces premiers volumes, on se rend compte que si le katana est avant tout une arme, il peut aussi être un instrument servant à exprimer toute l’élégance d’une personne. Une volonté de rapprocher ces techniques de combat pour en faire un spectacle à la fois captivant et déroutant. Un parti-pris redoutable et qui nous pousse à voir jusqu’où ces guerriers peuvent aller pour exprimer leur talent dans cet art si particulier. Le fait de vouloir nous donner cette sensation d’assister à la prouesse de véritables artistes va ainsi contrebalancer, et même jouer profondément sur notre rapport au tournoi présenté. On est obligé de ressentir une profonde frustration envers celui qui n’hésite pas à sacrifier de tels combattants pour son simple amusement. Sans même rentrer dans la relation pouvant exister entre les deux premiers participants, on comprend rapidement l’absurdité de tout ça et le fait que tout n’est qu’une question de prestige, de puissance et de rang. Un constat tragique, mais qui permet de pleinement apprécier tout ce que la série peut offrir dans ces premiers chapitres.
Outre cela, il faut reconnaître que le côté tournoi n’est au final que peu présent dans ces deux volumes. Il est avant tout question d’apprendre à connaître ces deux hommes qui lanceront les hostilités dans cette compétition et dont on sait déjà qu’il risque fort de connaître un triste sort. On voyage alors dans le temps et cela permet de comprendre ce qui se cache derrière chaque blessure reçue et surtout ce qui va motiver leur affrontement. Encore une fois, la série fait ici preuve d’un savant mélange entre violence et élégance qui peut décontenancer, mais qui fait aussi tout le charme de cette œuvre. On a beau voir ces gens souffrir et se battre constamment, il est presque impossible de détacher le regard de chacun de leur mouvement. Au même titre que ceux qui s’insurgeaient face à un tel spectacle et qui finalement ne peuvent que retenir leur souffle devant un tel face-à-face, nous gardons le silence comme si le moindre bruit pouvait dénaturer ce que l’on voyait. En fait, la volonté de sublimer ce récit à travers des dessins majestueux, mais qui exacerbent aussi le rendu violent de toute cette histoire donne une expérience littéraire très originale. Un rendu encore plus puissant à travers cette nouvelle réédition qui nous plonge toujours davantage dans cette époque. D’ailleurs, le fait que l’on nous décrit un récit aussi brutal alors que l’on nous présente ce pays comme en paix vient une fois de plus appuyer cet écart entre ce que l’on nous dit et la réalité. Un contraste qui nous captive et où chaque coup donné vient briser cette apparente tranquillité que l’on peut ressentir.
Outre la beauté et l’élégance qui se dégage de ces affrontements violents, Shigurui va aussi se démarquer par une autre particularité. Il s’agit tout simplement de l’époque dans laquelle on se retrouve qui est retranscrit avec autant de violence que de poésie. Une immersion réussie au sein de cette ère où les puissants pouvaient tout se permettre et où les combats étaient innombrables. Une retranscription assez sombre et collant à l’ambiance du récit contribuant grandement à notre immersion. On contemple alors en silence tout ce qui nous est montré. Un environnement régi par la loi du plus fort.
Un récit d’époque captivant
Bien sûr, on ne peut évoquer Shigurui sans parler de tout ce contexte historique dans lequel on est projeté. S’il est toujours intéressant d’avoir des titres qui nous font faire un bond dans le temps, cette série va se démarquer par la contradiction qui existe au sein même de cette ère. Comme on l’a dit un peu plus haut, la période d’Edo était symbolisée par cette paix durement méritée après des années de conflits. Le règne des Tokugawa avait apporté une stabilité qui aurait dû stopper tous ces massacres inutiles. Cependant, il suffit de quelques secondes à ce manga pour nous montrer un tout autre visage que celui que l’on souhaite nous faire croire. Entre des guerriers horriblement mutilés, un seigneur prompt à faire verser le sang de ces maîtres épéistes et tous les autres travers dont on est témoin, rien ne colle au discours du début. Cela est volontaire et on le ressent pleinement au fur et à mesure que l’on progresse dans l’histoire. Même quand on abandonne l’enceinte du château pour ressasser le passé de nos deux personnages, tout n’est question que de confrontations et de souffrances. En proposant ça, on sent que l’auteur et le dessinateur ont souhaité prouver que même si la guerre était finie, cela n’empêchait pas à tous ces gens de continuer à se battre pour divers motifs. Que cela soit pour le prestige d’un dojo, un règlement de comptes ou même par amour, les raisons sont multiples et appuient sur cette noirceur qui peut ronger le cœur de chacun.
De même, il est à noter à quel point l’ambiance qui se dégage de ce titre est fantastique. On a totalement l’impression d’être à cette époque où le calme ambiant cache en réalité de nombreux dangers. En ce qui concerne les personnages, il est fascinant de voir à quel point il n’est nullement question ici de bien ou de mal. Chacun a ses propres aspirations et est prêt à tout pour y parvenir. En réalité, on peut même avoir l’impression qu’ils sont tous plus ou moins corrompus par leur trop grande soif de pouvoir. Cela fait que même l’individu que l’on pouvait penser vertueux à la base va finalement commettre l’irréparable pour simplement faire respecter la volonté de son maître. Un autre point qui revient justement fréquemment tout au long de la lecture est cette envie de présenter la toxicité de cette relation existante entre ceux qui dictent et ceux qui obéissent. Pour le caprice de quelques fous, de nombreuses vies sont détruites. Cela souligne habilement à quel point cette ère était avant tout régi par ce système de castes et de supériorité bien trop dangereux. Une lecture qui, telle une pièce de monnaie, montre deux facettes diamétralement opposées. Une virée éblouissante et magistrale qui ne nous épargne rien et où le seul moyen de se faire entendre est de dégainer son arme. On savoure alors pleinement ce mélange d’émerveillement et de stupeur qui s’éveille en nous tandis que l’on se demande qui ressortira au final vainqueur de ce singulier champ de bataille.
Shigurui ne nous a clairement pas déçus. Voilà une œuvre qui n’a nullement besoin de s’attarder en palabres pour être captivante. Le minimalisme des dialogues appuie à merveille le fait que l’action prime ici avant tout le reste. Un récit macabre pouvant aussi faire preuve d’une grande beauté. On est alors tiraillé entre l’action qui nous est présentée et le récit de ces guerriers qui décident de fouler ce sol sacré pour verser le sang de leur adversaire. Une somptueuse peinture dont on ne peut détourner le regard et qui se dessine à chaque coup d’épée. Les larmes, les peurs et la mort sont les principales couleurs de cette toile funeste.
Shigurui entame son art
Shigurui est clairement une expérience unique dans sa manière de raconter son récit. Très avare en paroles, le titre se veut avant tout contemplatif et cela marche à merveille. Pas besoin d’échanges verbaux quand le simple choc des katanas suffit à raconter toute l’animosité pouvant exister entre deux combattants. Pareil pour les autres facettes de l’œuvre. Il suffit de s’arrêter quelques instants sur le visage d’un personnage pour tout de suite ressentir ce qu’il souhaite nous dire. Bien évidemment, cette série se démarque aussi par sa brutalité qui se mélange habilement avec l’aspect artistique recherché dans ces deux premiers volumes. On a beau savoir que tout cela nous conduira forcément à un sinistre résultat, il est impossible de détourner le regard tant ces individus se donnent à corps perdu dans leur art. C’est comme si on aurait la sensation de leur manquer de respect si l’on n’assiste pas à l’ensemble de leur affrontement. C’est donc remarquable de voir à quel point l’auteur et le dessinateur ont su habilement combiner leur talent pour donner une épopée aussi prenante dans sa narration. Le simple fait que tout se joue sur ce décalage entre la paix que l’on nous annonce et la violence d’une grande partie des pages est une idée brillante. Le lecteur se retrouve ainsi totalement emporté par ce cycle sanglant qui semble se répéter dès lors que l’on décide d’entreprendre ce long chemin qu’est la voie du sabre.
Vous l’aurez donc aisément compris à la lecture de ces quelques lignes, mais on a eu un très gros coup de cœur pour Shigurui. Cette introduction a beau être très viscérale, elle n’en reste pas moins intéressante dans ce qu’elle décrit. Que cela soit le jeu de pouvoir qui existait à l’époque, l’obligation de sacrifier sa vie pour le plaisir des puissants, et même cette transformation de l’outil de mort qu’est le katana en un objet d’admiration. Si vous avez aimé la première version de ce manga ou que vous souhaitez vous lancer dans un titre à la fois sanglant et pertinent dans ce qu’il raconte alors vous serez largement comblé. En plus de ça, il est intelligent d’avoir donné presque un petit indice sur comment se conclura ce tournoi sans pour autant dévoiler de nom. Cela nous force à cogiter et à nous demander ce qui arrivera par la suite et surtout qui rendra son dernier souffle. Une fois que ces gens ont foulé le sol de ce lieu sacré, il n’y a plus de marche arrière possible. Tout doit se régler en un instant sous le regard de spectateurs qui ne peuvent rien faire d’autre qu’observer en silence. Bien évidemment, on ne peut terminer une chronique sans évoquer ces questions qui nous trottent dans la tête. Est-ce que la rancœur de nos deux guerriers s’exprimera totalement lors de ce duel ? Sera-t-il possible d’en apprendre plus sur ce qu’il s’est passé entre eux après toute cette affaire ? Qui seront les autres participants de ce tournoi interdit ? On a vraiment hâte de découvrir le prochain acte de cette sombre fresque historique.
N’hésitez pas à partager dans les commentaires votre propre avis ainsi que votre ressenti concernant ces deux premiers volumes de Shigurui. Avez-vous apprécié retrouver ou découvrir cette ambiance féodale incroyable ? Trouvez-vous que le style de l’auteur retranscrit à merveille toute la violence de ce monde et ce que cela signifie que de suivre la voie du sabre ? Avez-vous une certaine sympathie pour ces personnages qui se retrouvent à souffrir de leurs ambitions ? Quel sera, à votre avis, le grand gagnant de ce premier combat qui s’annonce déjà sanglant ? Qu’attendez-vous pour la suite de la licence ? On reste à votre disposition pour pouvoir échanger, discuter et débattre autour de ce sujet 🙂