Le code du Bushido spécial Mangetsu
Si vous me suivez depuis longtemps, vous savez qu’il y a des genres spécifiques dans le manga que j’affectionne tout particulièrement. Parmi eux, il y a les récits historiques notamment ceux qui nous emmènent dans les différentes époques du Japon. J’ai grandi avec de nombreuses séries abordant de tels contextes et on a pu voir que les séries d’époque s’étaient faites plus discrètes au fil des années. On a pu découvrir de temps en temps de très belles surprises, mais cet âge, où les samouraïs et les ninjas peuplaient intensément nos lectures, s’était atténué. Et pourtant, on a pu voir ces quelques mois un regain d’intérêt pour ce style qui me réchauffe le cœur. Je peux citer Hell’s Paradise, le retour de Shigurui ou bien plus récemment The Elusive Samurai. Mais il y a un éditeur qui a rapidement voulu mettre en avant des séries abordant ces thématiques. Il s’agit de Mangetsu qui a fêté son premier anniversaire la semaine dernière. C’est pour cette occasion que je me suis dit qu’il serait intéressant de revenir sur trois titres nous faisant de nouveau voyager dans le temps et qui ont construit une partie du catalogue de l’éditeur. On se concentre ici sur ce qui touche aux figures combatives emblématiques du Japon et je garde Le Mandala de feu pour un futur rendez-vous. Il est grand temps de s’équiper pour accompagner ces êtres qui vivent au rythme des duels.
La fratrie du Shinsen Gumi
Impossible de ne pas parler récit d’époque sans évoquer Chiruran qui fut l’un des premiers lancements de Mangetsu. Une série toujours en cours au Japon et comptabilisant actuellement 33 tomes. Le manga de Shinya Umemura et Eiji Hashimoto nous emmène assister à la création du célèbre Shinsen Gumi et le destin qui attend chacun de ses membres. Se présentant sous la forme d’un témoignage de la part de l’unique survivant de cette époque, ce titre est à la croisée des chemins entre la lecture historique et une aventure où l’action est au service de la narration. Si l’on a intitulé cette chronique le code du Bushido, c’est notamment parce que tous les titres que l’on va aborder ici arrivent à refléter, d’une façon qui leur est propre, un système très codifié et qui pourtant peut amener à plusieurs interprétations. Dans Chiruran, ce qui séduit rapidement est la prestance des personnages. Des individus bourrus et bagarreurs qui arrivent pourtant à s’unir sous une même bannière. Cependant, plus qu’une croyance ou un principe qui les regroupe, c’est avant tout une question de lien. En effet, si l’on a rapidement de l’attachement pour ce groupe d’individus que l’on accompagne, c’est justement parce que derrière leur mauvais caractère ou leur envie d’en découdre se cache une équipe soudée. Des êtres qui étaient un peu perdus en ce bas monde et qui ont su trouver un foyer ensemble. En réalité, cette série présente l’origine de cette entité qu’est le Shinsen Gumi comme venant d’un groupe qui ressemble bien plus à une fratrie qu’à une branche armée du shogunat. C’est aussi pour cette raison que l’on sympathise autant avec ces personnages qui sont loin de l’image que l’on peut avoir de base concernant ce groupe qui symbolisait l’autorité et la sécurité.
Une réécriture et réinterprétation extrêmement intéressante, car elle amène de nombreuses questions chez le lecteur. En fait, on a presque la sensation que l’on a devant nous des voyous qui ne pensent qu’à se battre et à se perfectionner et cela amène tout naturellement l’interrogation de savoir comment ils vont être amenés à devenir ces figures emblématiques de la période du Bakumatsu. Un parti-pris fascinant qui va dans un sens faire descendre ces figures iconiques de leur piédestal pour montrer qu’ils sont avant tout des hommes ayant dédié leur existence à leurs frères d’armes et à la voie du guerrier. Cela me permet justement d’aborder la manière dont est présenté un samouraï ou un combattant de manière générale au sein de cette série. Ici, on est en plein cœur de cet honneur qui doit guider chaque épéiste dans sa vie. Ils ont beau être la plupart des ronins, ils veulent rester fidèle à cette fierté qu’ils ont de lutter sur le front et de ne jamais reculer. Si cette partie est aussi bien amenée, c’est aussi parce que cela va servir à mettre en opposition des personnalités bien différentes qui, pour certaines, vont bifurquer de chemin. On tient à nous rappeler que derrière ces duellistes aguerris se cachent des hommes qui ont aussi leurs doutes, leurs peurs, mais aussi leurs propres aspirations. Cela peut amener à des confrontations déchirantes et va ainsi montrer que si tous ces personnages semblent être guidés par des principes communs, l’être humain qui est en eux influence aussi leurs choix. Même le plus incorruptible ou stoïque d’entre eux peut flancher sous le coup d’une émotion. Ainsi, on nous montre avec brio que si le code du samouraï est là pour leur permettre d’exister dans l’honneur, il ne peut pas influencer totalement le cœur des hommes. C’est là que les combats trouvent tout leur sens, car plus d’un affrontement dans le manga va mettre en place une confrontation des idéaux et des mentalités. Finalement, Chiruran est une œuvre qui brille autant par son action frénétique que par sa description de la nature humaine et du conflit interne qui peut accompagner chaque âme qui dédie sa vie à sa lame.
L’errance du kabuki-mono
A présent, il est grand temps d’aborder un autre titre du catalogue de Mangetsu qui correspond à notre thématique du jour. Il ne s’agit nul autre que de Keiji, scénarisé par Ryu Keiichirô et dessiné par Tetsuo Hara. Venant enrichir la collection à l’égard de ce célèbre mangaka, cette histoire nous partage le quotidien du légendaire Keiji Maeda, une figure historique japonaise bien connue. En effet, ce nom fait autant partie de la culture du pays qu’il a su être adapté à travers de nombreuses œuvres qui lui ont permis de se répandre en dehors des frontières nippones. Là encore, on est plongé dans une période cruciale du pays où les daimyô ne cessent de s’entre-déchirer suite à l’assassinat de Nobunaga. Cependant, si le manga nous offre une excellente immersion dans cette époque, on accompagne un individu qui n’a que faire de ce qui se passe autour de lui. En tant que kabuki-mono, Keiji est un guerrier vagabond qui prône sa liberté avant tout le reste. Cette fois, on va en totale opposition avec ce que l’on peut connaître du code du samouraï qui se doit de servir son seigneur jusqu’à la mort. Ici, c’est tout le contraire qui se passe. Notre protagoniste voit en ces devoirs une prison qu’il ne pourrait supporter. C’est pour ça qu’il choisit cette voie qui lui permet de vaquer à ces diverses occupations sans être tenu par toute cette hiérarchie. Mais peut-on dire pour autant que Keiji est loin de cette figure honorable que l’on peut imaginer quand on pense à un guerrier en ces temps troublés ? C’est justement là que la série va montrer son plus bel atout. Si l’on apprécie ce récit, c’est avant tout pour ce personnage central qui brise les codes et dont la puissance fait trembler même les plus grands. Une montagne que rien ne semble pouvoir ébranler et qui prône cette évasion que tout individu doit chérir.
Pourtant, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’est pas un guerrier exemplaire. Au contraire, l’honneur est quelque chose qui compte beaucoup à ses yeux, tout comme les principes qui régissent sa vie. Cependant, il n’est pas enchaîné à ces notions. Elles font partie de lui sans pour autant que cela entache son mode de vie. En réalité, Keiji a su combiner ce qui fait la fierté d’un samouraï à cette liberté qui le guide chaque jour. Derrière ses frasques et ses pitreries se cache un homme fier et toujours prêt à honorer ceux qui osent le défier si ces derniers arrivent à réveiller en lui son âme de combattant. Ce qu’il cherche avant tout, ce ne sont pas des ennemis à abattre, mais des gens qui ont aussi des principes et qui suivent leur voie la tête haute sans jamais broncher. C’est pour ça que l’on est autant attiré par Keiji. Un colosse qui peut autant être un démon sur le champ de bataille qu’un être au grand cœur. D’ailleurs, tout le manga va briller par cette faculté à mettre en opposition notre vagabond à cette société qui veut l’enfermer dans un moule. Plus que l’aspect historique, c’est le combat personnel de Keiji pour tracer une nouvelle manière d’exister en tant que guerrier qui nous séduit. Chacune de ses actions symbolise à merveille cette vision personnelle qu’il a de son existence et qui ne peut tolérer qu’on le retienne au même endroit. On pose alors les yeux sur cet homme et l’on est admiratif de ce renouveau qu’il représente à l’égard de toute une caste. Une évolution nécessaire et qui ne tourne pas totalement le dos à ce qui fait le cœur de ces individus qui vivent par l’épée. C’est pour ça que le périple de ce géant est aussi plaisant à suivre. Un voyage sans réel but si ce n’est le bonheur que d’être libre de ses choix.
Le passé d’une kunoich
On va clore cette chronique spéciale récit historique de chez Mangetsu avec Butterfly Beast dont on englobe les deux parties. Cette série a vu le jour sous la plume de Yuka Nagate et nous conte la vie de Ochô, une courtisane de haut rang au sein de son quartier, mais qui cache un lourd secret. Tout ceci n’est qu’une couverture pour cette ancienne kunoichi dont l’objectif est de s’occuper de ses frères d’armes qui n’ont pas accepté de se ranger. Il est vrai qu’il n’est pas question ici de samouraïs, mais de shinobis. Un point important étant donné que ces derniers ne sont pas ligotés dans leurs contrats par des notions comme l’honneur ou de faire front face à l’ennemi. Pour eux, tous les outils sont bons pour éliminer leur cible et cela crée forcément une opposition entre guerriers et ninjas. Tandis que le premier évolue à la lumière, le second agit dans l’ombre. Pourtant, ils ne sont en réalité que les deux faces d’une même pièce liées par leur loyauté à l’égard de leur maître. Il est donc tout à fait normal que la fidélité soit une qualité première de ces individus. Mais c’est là que la série va frapper un grand coup. L’époque dans laquelle on est projetée diffère grandement de ces périodes où les lames s’entrechoquaient. On est à un tournant majeur du pays où les armes sont déposées au sol et les guerriers se doivent de retrouver une vie normale. Un futur qui peut sembler tout à fait ordinaire pour chacun tant il s’agit d’une évolution naturelle. Mais les années à guerroyer ont forcément impacté toutes ces personnes qui n’ont connu que la mort, le sang et les affrontements. Pour eux, abandonner leur mode de vie est comme s’éteindre à tout jamais, car ils ne peuvent plus changer.
On nous conte donc ici un rattachement presque vital de ces individus à ce code d’honneur qu’ils ont pu avoir alors que le temps est au changement. Le lecteur se retrouve ainsi face à une opposition très intéressante et compréhensible des deux côtés. Le fait que l’on suive cette ancienne kunoichi dans l’extermination de ses confrères n’est pas anodin non plus. J’ai déjà eu l’occasion de parler du dilemme d’Ochô dans de précédentes chroniques, mais il est important de voir comment son parcours s’inscrit dans cet environnement qui l’entoure. Alors que l’on pousse les shinobis à tourner la page, c’est tout le contraire qui se passe pour elle. On lui ordonne d’utiliser ses compétences mortelles non plus à l’égard d’adversaires politiques ou militaires, mais envers ceux qui restent dans l’ancien monde. Ainsi, elle fait aussi partie de ces vestiges et ne peut réellement espérer se tourner vers le futur tant ses mains sont entachées de sang. Elle lutte autant contre ses compatriotes qu’envers ses propres désirs d’avoir un jour une autre vie. Butterfly Beast nous conte un drame qui se perpétue à travers cette jeune femme qui n’est vu que par ses supérieurs que comme un outil pour rayer de la carte ceux qui autrefois furent de leur côté. Ce manga nous amène ainsi vers cet enfermement propre à ces principes qui ont toujours régi la vie de cette demoiselle et qui sont tellement ancrés en elle que son libre-arbitre s’efface progressivement. Une guerrière de l’ombre condamnée à rester dans le passé et à disparaître en même temps que ceux qui lui sont indiqués. Le maigre espoir se trouvant au fond de son cœur s’amenuise et on ne peut qu’espérer qu’il puisse ressurgir même au sein de cette obscurité.
N’hésitez pas à nous dire ce que vous pensez de ces séries, mais aussi de ce genre si spécifique qui est celui du récit d’époque où samouraï et shinobis reprennent vie. J’avais à cœur de parler de ce sujet, car c’est un style que j’apprécie énormément et qui a beaucoup bercé mes premiers pas dans le manga. Ce type d’œuvres s’était un petit peu essoufflé, même si on avait le droit à de très belles surprises et je suis heureux de voir que cela revient petit à petit. Mangetsu a su trouver de beaux projets dans ce domaine et donc un grand merci pour ces voyages que l’on peut maintenant découvrir. Le manga est et restera une formidable porte ouverte sur une infinité de mondes où l’on peut autant se tourner vers la fiction, le passé ou bien traiter de n’importe quel sujet. Un médium où chaque artiste apporte une nouvelle nuance de sa création.